Réponses rédigées le 17 mai 2019 dans le cadre d'une interview pour l'express Maurice
1-Comment est perçue la situation de Maurice depuis la Réunion ?
Il faut bien comprendre qu’à la Réunion, il y a une croyance forte, notamment chez nos décideurs, politiques, et médias, selon laquelle « à l’île Maurice, il y a des attaques, même mortelles, mais ils les cachent ». Cette idée reçue rassure, puisqu’elle conduit à penser que notre situation serait « normale » en regard des îles proches. Cela permet de justifier ici le peu d’engagement dans ce dossier, puisque cette crise ne concernerait pas que notre territoire, mais également les régions environnantes.
Ce schéma de pensée autour de voisins « qui cacheraient la vérité » trouve son origine dans la crise du Chikungunya en 2006. A l’époque, la rumeur circulait selon laquelle des décès à Maurice n’avaient pas été ébruités, et avaient permis de sauvegarder leur économie touristique. A l’inverse, la Réunion avait subi une véritable crise.
Mais qui, à part des complotistes patentés, peut raisonnablement en 2019 imaginer qu’à l’île Maurice, il y aurait des attaques et des morts dans des proportions mêmes faibles, à l’heure où n’importe quel quidam se balade avec un Smartphone, et peut publier en direct ?
D’après des témoignages recueillis lors de mon dernier séjour à Maurice, il y aurait eu une attaque non mortelle vers la Pointe Canonnier en 2016, sur un chasseur sous-marin. Mais du fait qu’il s’agissait d’un braconnier juste blessé, elle aurait été maintenue sous silence.
2-Que sait-on des attaques de requins à l’île Maurice ?
Le seul accident recensé (officiel) ces 20 dernières années à Maurice n’entre pas dans la catégorie des « attaques » puisqu’il s’agit d’un pêcheur mortellement blessé en manipulant un requin capturé, vers Saint Brandon en 2014. L’île Maurice est tellement discrète sur les attaques de requins, qu’on ne trouve aucune information sur Internet. Il n’existe qu’une brève synthèse, rédigée par un spécialiste réunionnais, et qui indique 7 attaques à Maurice entre 1975 et 1999. Elle montre que les victimes sont essentiellement des pêcheurs, tel qu’un chasseur sous-marin dévoré par un requin bouledogue dans l’est (Belle Mare), le 29 janvier 1999. Il y a également quelques baigneurs, mais aucun pratiquant de sports nautiques tels que le surf.
3-Qu’est-ce qui selon vous permet d’expliquer que l’île Maurice reste épargnée ?
J’explique cela dans mes présentations par le fait que l’île Maurice est une île plus ancienne que la Réunion (10 millions d’années contre 2 millions pour nous), et qui de ce fait a commencé à s’enfoncer, d’où un relief moindre (moins de pluviométrie). Cet état géologique explique aussi le grand lagon qui entoure l’île Maurice en totalité, alors qu’à l’île de la Réunion, il s’agit juste d’un embryon de lagon, dénommé « dépression d’arrière récif ».
Cette différence géologique fait que la baignade est beaucoup plus abritée à l’île Maurice, derrière la barrière de corail, contrairement à ici où il y a beaucoup de plages de plein océan. Il n’y a néanmoins des endroits comme l’embouchure de Tamarin, ou il n’y a pas de barrière, où l’eau est très trouble, très fréquenté par les surfeurs mauriciens, mais qui cependant reste épargnés par les attaques.
3 raisons permettent d’expliquer selon moi l’absence d’attaques à l’île Maurice :
1)-La présence d’une grande pente externe sous-marine chez vous, c’est-à-dire des fonds qui tombent lentement, et couvert de coraux.
Ce large espace constitue un habitat favorable pour les poissons, qui abondent, et évitent aux requins d’avoir à se rapprocher trop près des côtes pour se nourrir. A la Réunion, du fait de notre île jeune, nos fonds pauvres en poissons tombent très vite, avec essentiellement de la lave, du sable noir et des gros galets. La « zone de confort » des requins (entre 40 et 100 mètres) se trouve donc éloignée des zones d’activités nautiques à l’île Maurice, contrairement à la Réunion. Ajouté à cela, notre très haut relief d’île jeune, qui cale les nuages, et conduit à une pluviométrie extrême. Les trois quarts des côtes réunionnaises présentent une eau boueuse, qu’affectionnent les bouledogues. Nous sommes ici un biotope idéal pour ces requins d’estuaire.
2)-Le fait qu’il y a moins de pratiquants nautiques à l’extérieur du lagon à Maurice réduit le risque d’attaque.
Les spots de surf sont rares, de moins bonne qualité, et fonctionnent rarement comparativement à la Réunion. De plus, nous sommes placés dans l’axe géographique de l’île Maurice, et nous « bloquons » la houle de sud-ouest, dominante. Là aussi la raison est géologique : ici comme nous n’avons pas de lagon, il y a beaucoup de vagues accessibles qui cassent directement près du rivage. De ce fait, nous avons toujours eu une plus grande communauté de surfeurs exposés au risque, même si le nombre de pratiquants a été divisé par 10 ici depuis 2011.
3)-la présence quotidienne de pécheurs traditionnels tout autour de Maurice : à la ligne, au casier, au filet et en apnée (même si c’est interdit).
Cette présence constitue une véritable barrière humaine, perçue comme une menace par les prédateurs. Ce dernier point est le seul que nous pouvons faire évoluer chez nous, et c’est cela que nous réclamons comme solution (en vain depuis 2011).
4) Selon vous, l’île Maurice devrait rester épargnée encore longtemps ?
En 2016, j’avais rencontré le plongeur Hugues Vitry, la référence mauricienne s’agissant des requins. Il m’avait confirmé qu’il y avait une présence très régulière de requins bouledogue dans le lagon ouest, près des bateaux la nuit, avec notamment des mises bas qu’il avait constaté de visu dans les zones de mangroves plus au sud.
Il est malheureusement impossible d’imaginer dans le contexte de prolifération extrême que connaît l’île de la Réunion proche, et sachant qu’il n’y a pas de pêche ciblée (autre qu’occasionnelle) à l’île Maurice sur les bouledogues, que la vague de tamarins, ou que les spots de Kite plus au sud restent indéfiniment épargnés.
L’île Maurice aura son attaque grave ou mortelle sur un pratiquant d’activités nautiques dans les années à venir. Mais celle-ci ne sera que l’exception qui confirme la règle, et ne nécessitera pas forcément de politique publique de la part des autorités mauriciennes.
Vous avez eu la chance récemment d’obtenir à Maurice une décision de justice importante invalidant un projet de fermes aquacoles, grâce à l’action de « Sea Users Association ».
Cette sentence fondée sur le principe de précaution constitue une grande victoire pour la prévention des attaques de requins à l’île Maurice ! Ce jugement laisse espérer que votre île saura éviter les mêmes erreurs morbides qu’à la Réunion, où le principe de précaution a été enterré dans le sable depuis 20 ans dans le cadre du risque requin.
5) Quelles ont été selon vous les erreurs à la Réunion ?
Il y a eu depuis 20 ans des décisions graves qui ont été prises ici, et qui ont conduit à la situation dramatique que l’on connaît : arrêt de la commercialisation des requins côtiers 1999, mise en place d’une ferme marine 1999, d’une Réserve Marine en 2007 sur notre unique zone balnéaire ouest, refus de prendre en compte les alertes sur un risque requin grandissant en 2005-2010, malgré des attaques déjà très présentes et l’évidence de notre contexte géologique, favorable aux interactions.
C’est dans ce cadre que nous parlons ici de « scandale requin », et que plusieurs procédures juridiques sont engagées afin de faire établir les responsabilités et les fautes inexcusables dans ce dossier. C’est le combat que nous menons avec les associations de prévention et les familles à l’île de la Réunion. Cela ne nous ramènera pas les disparus, mais permettra de faire reconnaître l’injustice que nous subissons, avec un océan fermé depuis six ans. De même, la démarche juridique pourrait permettre d’obtenir les évolutions nécessaires que nous demandons depuis 2011, et toujours refusée en 2019 par les autorités.
Pour ceux qui souhaitent approfondir ce sujet, j’ai écrit un livre référencé sur notre tragédie.